Interview avec le poète-traducteur Moussa Salmi : « La langue kabyle disparaîtra peut-être dans moins de 30 ans »

Dans notre série d’interviews, nous avons cette fois-ci questionné le poète-traducteur et enseignant de philosophie, Salmi Moussa, sur plusieurs questions en rapport avec ses travaux, entre autres. Une interview passionnante à lire.

Isahliyen : Si vous voulez bien, parlez-nous du poète Kabyle . Quelle est sa situation au jour d’aujourd’hui?

Moussa Salmi : Il y a, à mon sens, trois catégories de poètes kabyles : des poètes-chanteurs, des poètes-écrivains et des poètes de festivals. Les premiers, bien qu’intellectuellement et esthétiquement étriqués, sont les plus suivis par le public kabyle, ce dernier étant de culture plutôt phonique que graphique. Ce qui, par conséquent, condamne les seconds, littérairement et esthétiquement plus novateurs, à l’anonymat, et pousse les derniers à se restreindre à un public composé de confrères concurents.

Vous aimez parler de courants plutôt que de styles poétiques. Comment trouvez-vous ces courants poétiques kabyles ces derniers temps?

Bien que chaque poète ait son propre style, je pense qu’il serait plus judicieux de parler de courants pour éviter de verser dans le maniérisme. Mais, à la vérité, la poésie kabyle est actuellement dépourvue de courants, à quelques rares exceptions. Durant ces dix dernières années, un certain nombre de poètes de la dernière catégorie citée plus haut, adeptes d’une poésie au lexique morbide, ont essayé de s’imposer sur la scène poétique kabyle, promus verbalement par un certain festival. Mais la pauvreté thématique et l’indigence esthétique de leurs textes ont fait qu’ils fassent long feu. Une autre pléiade de poètes constitués en Union nommée Amedyez se réclame de la poésie idéelle qu’elle œuvre à promouvoir à travers des activités et des actions littéraires multiples et diverses, dont le manifeste Ubriz n Umedyez, unique manifeste littéraire kabyle et amazigh de l’histoire, dans lequel elle expose sa ligne intellectuelle et ses objectifs.

Plus de 4 ans après la création de l’Union des poètes solidaires, dont vous êtes le coordonnateur. Pouvez-vous nous donner un aperçu de son bilan ?

Outre le festival « Amedyez-Iflisen Umellil » dont la première édition est organisée en 2019 et dont la deuxième qui allait avoir lieu du 28 juillet au 1er août de l’année en cours vient d’être reportée à cause de la situation sanitaire alarmante, un concours de poésie nommé « Amedyaz anelmad », dédié aux collégiens, lycéens et étudiants est organisé anuellement en collaboration avec le Cénacle culturel Iflisen Umellil. Un atelier de poésie est également animé par Amedyez à Mɛetqa.

Vous êtes parmi ceux qui ont instauré de nouveaux critères dans un festival de poésie. Pouvez-vous nous en parler un peu plus ?

Je vous invite, ainsi que vos lecteurs, à consulter le règlement intérieur du Festival sur la page Facebook de Amedyez. Vous y trouverez tous les détails.

Parlez-nous de votre essai en braille que vous avez édité il y a quelques années ?

J’ai traduit plusieurs romans et un essai que j’ai publiés en version braille – une première en kabyle-  chez les éditions Lalla Moulati, à Alger. Je les publierai en noir et blanc incessamment.

Dans une déclaration à TQ5, vous avez fait savoir que vous êtes sur le point de traduire le Coran et que les Kabyles devraient prier dans leur langue. Que pensez-vous justement de cette politisation de la religion qui a fait de certains Kabyles les ennemis de leur propre langue et culture ?

La terminologie dont vous venez de faire usage dans votre question travestit les propos que j’avais tenus dans la déclaration dont vous parlez. J’ose espérer que ce n’est pas volontaire. Je n’avais pas déclaré que les Kabyles « devraient » prier dans leur langue, car j’estime qu’en matière de foi et de religion, la liberté doit primer. J’avais plutôt démontré qu’il n’y a aucun verset coranique qui l’interdirait, bien au contraire. C’est cette vérité que les Kabyles doivent savoir. Puis, la décision leur revient. Ce n’est pas à moi de leur imposer une conduite à tenir. Je m’impose plutôt le devoir de les éclairer sur cette question autant que faire se peut. C’est la raison pour laquelle je suis en train de traduire, entre autres, le Coran, en lui gardant la valeur stylistique et esthétique originale. Ce qui, je le souhaite, les motiverait à s’dresser à leur Créateur dans la langue qu’Il leur a Lui-Même octroyée : taqbaylit. Concernant la dernière partie de ta question, je pense que c’est faire preuve de mauvaise foi que de rejeter la responsabilité de l’exténuation linguistique de ces « certains Kabyles » sur la violence et sur la barbarie des autres. Il faudrait plutôt l’imputer à leur propre médiocrité, leur lâcheté. Ne pas exercer la puissance d’exister, c’est disparaître.

 Un avis sur la situation culturelle et politique qui règne en Kabylie ?

En Kabylie, la politique est tellement une culture que la culture est politisée.

Vous êtes aussi un amateur de la guitare et de la chanson. Quel est justement votre avis sur la chanson kabyle contemporaine ?

La chanson kabyle actuelle vit une crise textuelle, mélodique, rythmique et harmonique. La majorité des chanteurs versent dans la médiocrité. Les rares voix d’exception s’occidentalisent d’une ampleur telle qu’ils ne peuvent plus, selon moi, être considérés comme faisant de la musique kabyle.

Des projets ? Littéraires ou autres ?

Permettez-moi de faire mienne la réponse de John Steinbeck à une question semblable à la votre : «Je ne parle jamais de ce que je suis en train de faire.» !

On vous remercie. A vous le soin de conclure…

La langue kabyle disparaîtra peut-être dans moins de 30 ans. Le taqbaylit n’a jamais été une langue policée au sens athénien et romain du terme. Si les Kabyles n’en prennent pas conscience, il n’en resterait que ce qui y est chanté et écrit comme vestiges de dizaines de siècles d’errance phonique.

Propos recueillis par : Azwaw

Moussa Salmi